Relocalisation devient aujourd’hui le maître mot. Il est regrettable qu’une crise sanitaire grave soit nécessaire pour qu’une conception plus raisonnable et rationnelle de l’économie des entreprises s’impose. La mondialisation qui est un phénomène essentiellement culturel n’est pas en cause mais la libéralisation à tous crins de l’économie mondiale nous a conduit à une impasse. Nous pouvons construire un autre mode de développement en Europe en respectant l’environnement et en tenant compte des aspirations sociales des citoyen(ne)s européen(ne)s.
Petit rappel historique:
La libéralisation des échanges de marchandises s’est développée après la seconde guerre mondiale dans le cadre du GATT puis de l’OMC. Mais c’est surtout la libéralisation des échanges financiers de la fin des années 80 (1) qui a ouvert la voie des stratégies de segmentation internationale des activités de production, en s’appuyant sur l’avènement en France de ce que l’on a appelé la « pensée unique ». Il s’agit d’une confiance totale dans la libéralisation des marchés qui s’est installée sous l’influence de l’ère reaganienne aux USA et de l’ère thatchérienne au RU mais aussi de la gauche française avec des partisans comme J. Delors (alors président de la Commission européenne 1985-1994), et la caution théorique de l’école des économistes dite « de Chicago ».
Les échanges de biens et de monnaie étant libérés, la logique d’optimisation allait conduire les entreprises à produire chaque élément de la composition d’un produit là où c’était le moins coûteux, quitte à externaliser cette fabrication à un partenaire lointain qui respectait moins de contraintes réglementaires. On était entré dans une « globalisation » de l’économie.(2)
Cela a conduit les grandes entreprises du monde dans deux logiques absurdes :
-La première est celle du court-terme. La recherche de rentabilité s’est souvent orientée vers une recherche de profit immédiat, impulsée par les variations de cours sur les marchés financiers. Celle-ci a été relayée vers le management des grandes entreprises par les représentants des fonds de pension (3) dans les conseils d’administration. Elle s’est accompagnée d’un discours libéral soutenu qui s’est propagé dans les arcanes des pouvoirs nationaux et de l’Union Européenne. Elle s’est traduite par un affaiblissement des démarches de planification économique et de politique industrielle. On l’a vu par exemple en France, avec la fermeture du commissariat au plan. Fini l’anticipation et la prospective à long terme, suivons les seules impulsions du marché ! Cela a conduit notamment à différentes crises : crise agricole, crise médicale, crise de notre modèle énergétique, crise du transport ferroviaire, crise financière de 2007-2008…
–La deuxième est celle du gaspillage. La segmentation des activités a engendré d’importants besoins de transport et de logistique qui ont consommé énormément d’énergie et de travail et ont produit une grande quantité de gaz à effet de serre. Elle a fait disparaître un grand nombre d’emplois, de savoir-faire, de compétences et de qualifications professionnelles dans les pays européens.
La crise du coronavirus remet en question les dépendances générées par les stratégies de segmentation internationale de la production.
A l’heure du confinement, viennent les regrets de ne plus disposer chez soi des capacités de production nécessaires pour faire face à quelques besoins essentiels, comme produire des masques de protection ou du gel hydroalcoolique en quantité suffisantes, alors qu’il s’agit de production sans grande complexité ! Plus encore, on découvre que la filière de la production pharmaceutique a été tellement segmentée que l’on ne produit plus en Europe les composants de base nécessaires à de nombreux médicaments (80% des principes actifs sont aujourd’hui importés de Chine et d’Inde contre 20% en 1990), y compris les réactifs indispensables à la production de tests du covid-19. Un comble !
La recherche du coût minimum par les entreprises peut nous éloigner de l’intérêt général. La démonstration en est faite avec cette crise sanitaire qui aboutit à une illustration magistrale de ce que les économistes appellent « la myopie du marché ».
Mais ce qui est vrai dans la pharmacie se retrouve dans la téléphonie, l’électronique, l’informatique et dans bien d’autres filières de production.
Saurons-nous faire face ?
Saurons-nous profiter de cette remise en cause pour remettre sur pied un modèle économique recentré sur l’Europe qui permette de développer les économies des pays composant notre « grand marché unique » ? Une stratégie de relocalisation s’impose aux entreprises qui veulent pouvoir accéder au grand marché européen. Selon Patrick Artus, économiste chez Natixis, « il y aura un retour à des chaînes de valeur régionales, avec l’avantage d’une fragilité moindre et d’une diversification des risques » ( Voir aussi sur ce blog l’article : Les impacts du coronavirus sur les entreprises françaises )
On voit aujourd’hui que les dirigeants politiques européens ont pris la mesure de la crise économique, sanitaire et sociale avec des politiques économiques volontaristes, en France, en Allemagne (plan de secours de 822 milliards d’euros) et au niveau européen (plan de rachat de dettes de la BCE). Des nationalisations de grandes entreprises sont même envisagées en Italie, France, Allemagne, Espagne, etc..
Le fait que les pouvoirs publics des différents pays européens s’affranchissent par nécessité des règles de discipline budgétaire européenne, montre que des changements importants seront possibles. Ils seront d’ailleurs indispensables car les modèles économiques de nos sociétés sont mis à mal par cette crise. Celle-ci pourrait même, si on la laissait se dérouler librement, mettre fin à l’existence même d’un grand nombre de nos entreprises.
Pour L. Bataille, président de Poclain, c’est sur la solidarité entre les parties prenantes de l’entreprise (clients, fournisseurs, salariés, dirigeants, actionnaires) et sur l’innovation qu’il faut compter. Cette solidarité est selon lui une condition indispensable de la survie des entreprises. Mais il faut également anticiper le redémarrage de l’activité afin de ne pas perdre des places dans la compétition mondiale. (4)
Selon Dominique Méda il faut « reprendre la main et sur la finance et sur la production, revenir sur la liberté de circulation des capitaux et sur l’actuelle division internationale du travail. » (5)
Cela signifierait doter l’Europe d’un système de contrôle des flux capitaux entre l’Europe et l’extérieur. Cela signifierait également construire une politique industrielle, budgétaire et fiscale européenne qui oriente les entreprises vers des logiques nouvelles : privilégiant les implantations intra-européennes, économisant l’énergie et les ressources naturelles, orientées vers une autonomie et une indépendance européenne en matière sanitaire mais aussi alimentaire, énergétique, industrielle en respectant les équilibres écologiques.
La soutenabilité et la réduction des inégalités doivent devenir des priorités pour reconstruire une activité économique prospère. Un renouveau et un regain, pour tourner la page et repartir d’un bon pied. On voit qu’il y a fort à faire et qu’il faudra beaucoup d’efforts de nos politiciens pour que tout cela ne se perde pas dans une « tour de Babel » européenne.
Et aux USA ?
On peut néanmoins s’inquiéter de l’évolution de l’économie aux USA où la panique semble gagner les marchés financiers avec un effondrement du Dow Jones. Les pouvoirs publics semblent désemparés pour gérer une crise économique et sociale aggravée par l’absence de couverture sociale de nombreux citoyens. Une grave récession et une envolée du chômage sont prévisibles. L’effondrement boursier pourrait quant à lui remettre rapidement en question le niveau des pensions de retraite (conçues selon le système de la capitalisation). Le manque d’assurance-maladie de nombreux américains sera inévitablement un facteur aggravant, sauf à mettre en place un dispositif exceptionnel de couverture généralisée.
Les économistes se tournent aujourd’hui vers le Trésor américain et les gouvernements de Etats pour qu’ils engagent des actions budgétaires contra-cycliques et de renflouement des entreprises et assurent des revenus aux personnes sans emplois. Cela suffira-t-il ? Donald pourrait payer les pots cassés lors de la prochaine élection présidentielle le 3 novembre prochain ….
D’une façon générale
D’après Daniel Cohen (6), économiste, professeur à l’Ecole d’économie de Paris, cette crise serait même un point d’inflexion dans l’évolution du capitalisme puisqu’elle marquerait un recul du capitalisme mondialisé pour donner place à un capitalisme numérique. En effet, selon lui la numérisation serait le nouveau moyen pour les entreprises d’obtenir des baisses de coût et la pratique du confinement accélérerait et généraliserait le recours à de nouvelles techniques de télétravail et de formation à distance.
Voir aussi l’article : Les impacts du coronavirus sur les entreprises françaises
- « Le consensus de Paris: la France et les règles de la finance mondiale» par Rawi Abdelal dans Critique internationale 2005/3 (n°28)
- Cf l’Aide-mémoire Management et économie des entreprises, L’internationalisation (in chap 10), SIREY, 12ième édition, 2018.
- Les fonds de pension ont été d’abord mis en place aux USA avec la loi ERISA de 1974. Ceux-ci ont pris des participations dans les grandes entreprises cotées pour capitaliser les droits des adhérents.
- Voir l’interview de Laurent Bataille « Le capitalisme à l’européenne à l’heure du grand test » La Quotidienne des entreprises En action de l’Institut de l’entreprise (Club du MEDEF), 25 mars 2020
- Cf l’interview de Dominique Méda : « Nous devons tout repenser » Denis Lafay, La Tribune, 21/03/2020
- Voir l’interview de Daniel Cohen par A. Reverchon dans le Monde du 2/04/2020 : « La crise du coronavirus signale l’accélération d’un nouveau capitalisme, le capitalisme numérique »