Relocaliser les activités de production des entreprises, oui mais pourquoi et comment ?
Les calculs d’optimisation des entreprises
Les entreprises industrielles suivent un calcul économique plus ou moins explicité afin de parvenir à une optimisation de leur ressources, que celle-ci soit défensive sous la pression des concurrents, ou bien menée pour améliorer la rentabilité, que ce soit pour servir des dividendes aux actionnaires (fonds de pension par exemple) ou pour avoir les moyens de mener des investissements plus audacieux grâce à un autofinancement ou, encore mieux, les deux à la fois.
La délocalisation (1) est un des moyens principaux que les grandes entreprises industrielles ont choisi pour cela dans la plupart des secteurs (automobile, pharmacie, habillement par exemple) depuis les années 80.
Les conséquences désastreuses des stratégies de délocalisation
– Sur l’emploi
Cette stratégie a eu des conséquences désastreuses sur l’emploi des pays développés, principaux consommateurs des produits fabriqués. De sorte que l’on est parvenu à un grand écart entre une production réalisée dans des pays lointains au détriment de l’emploi d’une part et des transferts sociaux de plus en plus importants générant des déficits des systèmes de protection sociale et des records de taux de prélèvements obligatoires d’autre part.
– Sur les régimes de protection sociale (Sécurité sociale et assurance chômage)
Une partie croissante de l’activité sur laquelle étaient prélevées les cotisations sociales a disparu des pays consommateurs de produits et de ce fait la demande (alimentée par les transferts sociaux) a été de plus en plus rationnée par des politiques d’austérité et/ou partiellement soutenue par les déficits publics.
En Europe, quelques pays ont pu échapper à cette difficulté, grâce soit au dumping fiscal (Pays Bas) , soit à des ressources naturelles (pétrole norvégien), soit à des stratégies industrielles spécifiques (machines outils allemandes).
– Sur les politiques économiques qui ont été menées en Europe
C’est en s’appuyant sur ces exemples de pays présentés comme « vertueux » sur le plan des prélèvements obligatoires que quelques économistes libéraux, notamment au niveau de la Commission européenne mais aussi en Allemagne (dont la dette d’après – guerre a été effacée dans les années 60) ont préconisé des politiques budgétaires de « stabilisation » pour les pays d’Europe du Sud, réputés dépensiers. On entend encore ce chant aujourd’hui et il vient d’être repris par la cour suprême allemande qui a outrepassé ses pouvoirs avec une morgue difficilement supportable pour les citoyens européens (notamment pour ceux qui ont subi dans leur famille la criminalité nazi).
–Sur l’environnement naturel
La délocalisation des activités génère des flux de transport grandissants qui s’accompagnent d’un encombrement des voies de circulation maritimes, aériennes et routières et d’une pollution de l’air liée aux émissions de CO2, génératrice de réchauffement climatique.
La pandémie a révélé à tous l’absurdité de la segmentation internationale de la production
La recherche d’optimisation a conduit les entreprises des différents secteurs à segmenter leurs filières industrielles (chaînes de valeur) en répartissant géographiquement l’activité entre filiales et sous-traitants pour profiter des meilleurs coûts et conditions fiscales. Cette logique de la rentabilité immédiate a été favorisée par l’abandon des pouvoirs publics de toute velléité de planification des activités économiques, considérée comme une hérésie par les économistes libéraux, obsédés par le libre jeu des mécanismes du marché (oubliant au passage la « myopie » de celui-ci).
Le manque de courage des représentants de la puissance publique a joué dans le même sens, sans doute favorisé par un fort « besoin de reconnaissance » par les « milieux économiques » (cf. les quinquennats Chirac, Sarkozy et Hollande)
De sorte que les français ont pu constater au début du confinement que l’on ne produisait plus sur le territoire ni les masques, ni le gel hydroalcoolique nécessaire à leur sécurité sanitaire, ou alors en quantité nettement insuffisante. Et surtout que nos hôpitaux allaient manquer des médicaments que nous n’étions même plus capables de produire seuls. La logique d’optimisation des industriels avait écrasé le besoin d’indépendance de la Nation concernant la satisfaction de certains de ses besoins essentiels. Les français ont vite fait le rapprochement avec leur dépendance connue concernant l’électronique, l’informatique, la téléphonie, certains produits alimentaires, etc..
Ils ont découverts stupéfaits que la Commission européenne avait continué sur sa lancée à négocier un nouveau traité de libre-échange avec le Mexique pendant le confinement pour, bien sûr, faciliter….l’optimisation des activités économiques. Ils ont également appris que certaines agences régionales de santé recommençaient à envisager des fermetures de lits d’hôpitaux dans la même logique de restriction budgétaire alors que la pandémie est toujours là et que tous les personnels de santé ont alerté sur les insuffisances criantes des moyens dont disposent nos établissements de soin.
Des réflexes bureaucratiques ont été acquis qu’il est donc impératif de corriger aujourd’hui en imposant une nouvelle logique et de nouvelles priorités.
La relocalisation des activités de production, stratégie des entreprises ? (2)
On a assisté (depuis les années 1990 en France) à des relocalisation par les entreprises d’unités de production dans leur pays d’origine. Cela s’est fait sous l’influence de plusieurs facteurs.
D’une part les groupes industriels ont investi dans l’automatisation de leurs usines afin de réduire le coût du travail, en en réduisant la quantité requise pour produire. D’autre part le développement économique des nouveaux pays industriels a entraîné une augmentation du coût de leur main d’œuvre (en Chine et en Inde), même si on constate que la recherche d’un différentiel de salaire est toujours possible en implantant la fabrication dans de nouveaux pays (Vietnam, Philippines, Éthiopie par exemple)
Mais c’est surtout la hausse des coûts de transport (liée notamment au coût de l’énergie et au piratage) qui a fini par poser problème. D’autant que les normes de qualité et de sécurité environnementale se sont imposées aux transporteurs avec de plus en plus de force, afin de préserver notamment les océans. D’autant également que la volatilité de la demande s’est développée dans un certain nombre de secteurs (comme l’habillement, mais aussi l’électronique et la téléphonie), entraînant un raccourcissement du cycle de vie des produits, complexifié par la recherche de recyclage dans une logique croissante d’économie circulaire. Il fallait dans ce cas « coller au marché ».
Finalement certaines entreprises (une minorité) ont rapproché leurs unités de fabrication de leurs marchés, dans une stratégie que l’on a qualifiée de relocalisation. Celle-ci s’est déployée au niveau continental et même régional. Néanmoins celle-ci est loin d’être suffisante pour retrouver une indépendance, au moins au niveau européen, dans de nombreux domaines, comme celui de la chimie fine, indispensable à la production pharmaceutique.
La relocalisation industrielle doit être soutenue et encouragée par la puissance publique (3)
– En France, certains dispositifs d’incitation financière ont existé qu’il convient d’amplifier (comme le crédit d’impôt relocalisation de 2005 ou les aides à la réindustrialisation depuis 2010 et les conventions de revitalisation de 2014). Il convient surtout de les concevoir de façon plus réaliste en éliminant les comportements opportunistes de certains industriels chasseurs de subvention qui se déplacent d’un territoire à l’autre en fonction des aides publiques. Des conventions contraignantes assorties de sanctions fiscales et pénales doivent être combinées aux primes distribuées.
– Diverses organisations et syndicats professionnels du numérique ont proposé le lancement d’un Pacte pour le Numérique (4), rappelant qu’en France En France, le numérique représente 10 % du PIB et que les 152 grands comptes membres du Cigref dépensent en numérique chaque année 50 milliards d’euros. Il s’agirait de « construire , pour la décennie qui vient, un numérique durable, responsable et de confiance » indispensable selon ces organisations au « monde d’après ».
– L’Etat est lui même un gros acheteur de produits à travers les administrations publiques. Il peut donc privilégier les achats de produits « made in France » et/ou « made in Europe », au lieu de préférer systématiquement les produits les moins chers, fabriqués souvent en dépit des règles de l’OIT ou des normes environnementales. Une campagne de conscientisation des consommateurs peut également orienter leurs achats vers des produits labellisés « made in UE ».
– Dans le secteur pharmaceutique, il est possible d’imposer au Comité économique des produits de santé (CEPS) de revaloriser les prix des médicaments anciens (mais toujours efficaces !). Fixer des prix minimums qui permettent un maintien de la production en France. Certains proposent de revaloriser les prix de façon différenciée, en tenant compte des investissements réalisés par les groupes pharmaceutiques sur le territoire national. (5)
– De façon générale, il convient de déployer les aides publiques dans le cadre d’un plan d’ensemble de développement industriel cohérent et conforme au nouveau développement du pays dans une perspective de transition écologique et de respect de notre environnement naturel. Ce plan qui doit être indicatif et incitatif donne un cadre et un horizon temporel dans lequel les entreprises peuvent situer plus facilement leur propre stratégie. Il permet de réduire les incertitudes qui peuvent décourager leurs investissement dans leur propre transition écologique.
Ce plan gagnerait à être conçu au niveau européen avec les pays qui souhaitent coopérer sur le plan industriel à travers des programmes internationaux qui peuvent être « à géométrie variable » selon les secteurs d’activité. L’important est qu’une cohérence soit garantie. Ce plan pourrait ressembler au Green Deal de l’Union Européenne.
– Il faut enfin de ne pas oublier que si les entreprises relocalisent c’est en raison des avantages en facteurs de production et en infrastructures qu’elles retrouvent sur place. C’est pour cela que nos pays européens doivent continuer de maintenir et développer le formidable avantage que leur donne leur système de formation initiale et ensuite continue, ainsi que la qualité de leurs infrastructures culturelles et leurs systèmes de protection sanitaire et sociale.
C’est ce que recommande El Mouhoub Mouhoud, professeur d’Economie à l’université Paris-Dauphine (6), en focalisant les aides sur les personnes elles-mêmes, pour faciliter leur formation et leur mobilité, tout en s’appuyant sur les infrastructures locales.
– De plus, pour que les entreprises comprennent que leur intérêt est bien de produire en Europe, il convient que l’UE se dote d’une véritable taxation incitative qui pénalise les marchandises importées en Europe sans avoir respecté certaines contraintes environnementales et qui favorise les produits ayant réalisé une part majoritaire de leur valeur ajoutée en Europe par un label « made in UE ». Il s’agirait de mettre en place un « protectionnisme éducateur » des activités engagées dans la transition écologique et pourvoyeuses d’emploi en Europe. Mais l’ « état d’esprit » néo-conservateur (d’un libéralisme économique dogmatique et consternant) des fonctionnaires de la Commission européenne pourrait être à réformer en préalable à toute réorientation dans ce domaine. Cela supposerait sans doute également une réforme de l’Office européen de sélection du personnel (EPSO).
Une actualisation de la stratégie industrielle, définie pour l’UE (7) par la Commission européenne à la veille de la crise sanitaire, s’impose aujourd’hui. Celle-ci visait déjà à renforcer l’autonomie industrielle et stratégique de l’Europe et à développer l’économie circulaire dans une perspective de transition écologique. Mais il faudrait aller au-delà des principes et mettre en place des instruments d’action. Bruno Lemaire, Ministre de l’Economie a d’ailleurs déclaré en janvier 2020 que les politiques mises en oeuvre au niveau européen dans la perspective d’une transition écologique n’avaient de sens que si un mécanisme d’inclusion carbone était mis en place aux frontières de l’UE. Mais celui-ci est loin d’être opérationnel aujourd’hui. La CPME, par exemple, soulève plusieurs interrogations quant à sa mise en oeuvre concrète: « calcul du contenu carbone des produits importés, traçabilité des matériaux utilisés dans les processus industriels, articulation avec les accords commerciaux…. »(8)
- (1) Voir L’internationalisation, Ch 10 – Diagnostic et choix stratégique au niveau global, Management et économie des entreprises, Ed SIREY , 12ième édition, 2018
- (2) El Mouhoub Mouhoud, « Délocalisations : Comment faire machine arrière ? » Alternatives économiques, 06/05/2020
- (3) Voir aussi l’article du blog « Pour une mondialisation maîtrisée » concernant les questions de résilience productive et de développement d’une économie locale.
- (4) Godefroy de Bentzman, président de Syntec Numérique, Le New deal post Covid-19 doit être numérique, La quotidienne des entreprises en action, 25/05/2020 Institut de l’entreprise.
- (5) Matthieu Jublin, « Relocaliser, plus facile à dire qu’à faire », 15 mai 2020 Alternatives économiques.
- (6) El Mouhoub Mouhoud, Mondialisation et délocalisation des entreprises » – Coll. Repères, Ed. La Découverte, 2017, 5ième édition
- (7) Communication de la Commission au Parlement Européen: Une nouvelle stratégie industrielle pour l’Europe, 10 mars 2020
- (8) CPME, Position sur le Geen Deal, 28 avril 2020
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