Parfois lorsque l’on a affaire à une entreprise, on a l’impression de s’adresser à un service de la sécurité sociale ou de l’administration préfectorale, ou aux services d’un rectorat, un vrai dédale administratif de style kafkaïen. On se pensait un client-roi et on se retrouve mouton qu’on a tondu ou pigeon qu’on va plumer ou pire, un numéro que l’on va ignorer, égarer de courrier en courrier ou perdre d’un accueil téléphonique à l’autre.
Est-ce le résultat de la nouvelle approche de Vineet Nayar (1), célèbre homme d’affaires indien, qui privilégie les employés aux clients ? Non, c’est simplement le résultat d’un dysfonctionnement catastrophique : on est alors en plein délire bureaucratique, une maladie des grandes organisations, souvent étatiques mais pas seulement. Car les grandes entreprises tombent souvent, elles aussi, dans ce travers.
Le travers bureaucratique
Le grand sociologue Max Weber (2) préconisait que les organisations s’appuient sur une « légitimité rationnelle légale » qu’il qualifiait également de « bureaucratie » pour organiser leurs activités de façon rationnelle, selon un ensemble de règles pré-établies. Il considérait que se référer à un tel règlement permettait de garantir la rationalité des décisions. On peut faire aujourd’hui le parallèle avec les logiciels d’aide à la décision. Mais des sociologues comme Robert K. Merton (3), puis Michel Crozier (4) nous ont montré à partir de leurs observations en entreprise que les grandes organisations pouvaient subir un « biais bureaucratique » ou un « cercle vicieux bureaucratique », c’est-à-dire un fonctionnement consistant concrètement à surtout suivre « le règlement » de façon routinière plutôt qu’à chercher à satisfaire les clients !
Ce biais bureaucratique naît progressivement, insidieusement, lorsqu’une entreprise grandit et a besoin de trouver de nouvelles façons d’organiser les activités et de coordonner les employés du fait que l’ajustement mutuel et les moyens de communication interne ne suffisent plus.
Un encadrement opérationnel et des services fonctionnels de contrôle de gestion et de planification des activités se développent alors, multipliant parfois les règles, les objectifs, les procédures, les questionnaires, les comptes-rendus, les documents budgétaires, asphyxiant progressivement les opérationnels qui n’en peuvent mais et qui en oublient leur mission première et leurs clients ou bénéficiaires.
Le diagnostic n’est pas si facile à réaliser car les services fonctionnels développent une communication efficace sur le travail, les résultats, comme si c’était eux qui produisaient, alors qu’ils ne font que recueillir et retranscrire et mettre en forme le travail des opérationnels. Au bout du compte c’est lorsque les opérationnels s’effondrent sous le poids cumulé de leurs opérations et des activités croissantes de reporting que l’on se rend compte que le mal est fait et qu’il est souvent trop tard. Trop tard, parce que de plus en plus de clients vont voir ailleurs et que les opérationnels les plus performants et autonomes sont partis !
Le revers des économies d’échelle
Tout dirigeant rêve de réaliser des économies d’échelle en augmentant le volume d’activité afin de répartir des coûts fixes sur de plus grandes quantités produites. Plus les coûts fixes sont élevés et plus cette recette miracle va jouer !
Le coût unitaire global (fixe + variable) diminue comme par enchantement, améliorant la compétitivité (par la baisse de prix qu’il autorise) ou la rentabilité (par augmentation de la marge). Fabuleux !
En plus, à plus long terme le développement de la quantité produite et vendue va permettre d’accéder à de nouveaux procédés et technologies jusque là inaccessibles en raison de leur coût total trop élevé.
Ce n’est pas pour rien que la concentration industrielle est la plus forte dans le pétrole, la sidérurgie ou l’automobile et l’aéronautique. Le besoin en investissements en capital technique y est considérable et c’est ce capital technique qui explique la plus grande partie de la valeur ajoutée de ces entreprises géantes.
Dans tous les secteurs on retrouve ce phénomène d’économies d’échelle mais on rencontre également un phénomène inverse, celui des déséconomies d’échelle qui vient parfois tout gâcher.
A quoi sert de grandir si c’est pour subir le biais bureaucratique signalé plus haut avec une augmentation des fameux « frais généraux » ? A quoi sert de voir s’accroître son pouvoir de négociation du fait de sa taille, si on perd le contact avec la clientèle et avec les évolutions technologiques ? Si on a pris l’habitude de faire reposer sa rentabilité sur une rente de situation en pressurant les fournisseurs et sous-traitants ? Si on a installé une rigidité de fonctionnement telle que l’on est toujours en retard sur les évolutions du secteur et de l’économie en général ?
En Allemagne, il y a beaucoup d’entreprises de taille intermédiaire (ETI) qui ont une dimension suffisante pour réaliser des économies d’échelle sans trop subir les désagréments d’une trop grande dimension. En France, nous en manquons ce qui affaiblit nos secteurs industriels. C’est sur cette dimension intermédiaire qu’il faudrait axer nos efforts de développement économique, planifié de façon souple et incitative par les pouvoirs publics.
Dans le secteur administratif aussi
La Sécurité sociale, Pôle Emploi sont des exemples de grandes organisations bureaucratiques qui ont des états majors nationaux et régionaux conséquents capables de fournir des informations sur tout ce qu’il s’y passe ou qu’il devrait s’y passer ; de formuler des plans d’action et de réforme à tire larigot et de le faire savoir à qui de droit et à tous les partenaires publics, associatifs et mutualistes..
On se retrouve ainsi avec des structures aux services centraux pesants sur les services opérationnels de façon permanente, comme pour détourner les efforts de ces derniers de leur mission première : le service du public et des utilisateurs de leurs services.
Ces mastodontes ont leur propre logique de croissance et prétendent souvent que grâce à elle, ils amélioreront leur efficacité grâce à une standardisation et des économies d’échelle. Or dans ces domaines d’activité essentiellement de service, les économies d’échelle sont modestes, sauf à vouloir standardiser à outrance une prestation qui perd alors de sa pertinence et de sa qualité.
Ainsi le régime général a-t-il des prétentions d’intégration des différents régimes spéciaux de protection sociale, sous prétexte de simplification, de rationalisation et de guichet unique ! Il en va de même pour Pôle Emploi vis-à-vis des Missions locales et du réseau Cap emploi.
Le risque est alors d’intégrer des structures agiles et efficaces (comme les associations labellisées Cap emploi) fonctionnant sur une logique de communication interne, de responsabilisation personnelle et d’ajustement mutuel, dans des grands ensembles bureaucratiques où elles vont se perdre et se diluer pour tomber à plus ou moins brève échéance dans les travers d’un contrôle de gestion chronophage et omniprésent. Cela déboucherait inévitablement sur le fameux biais bureaucratique évoqué plus haut : on cherche alors à suivre le règlement et à atteindre les objectifs fixés par le plan d’action au lieu de se vouer à la satisfaction des bénéficiaires. Un vrai gâchis.
Comment surmonter ces problèmes
Les grandes entreprises cherchent bien sûr à surmonter ces problèmes en décentralisant leur organisation et en responsabilisant les animateurs des unités opérationnelles sur la réalisation d’objectifs globaux de rentabilité et/ou de croissance.
Antoine Riboud, Fondateur du groupe Danone affirmait volontiers qu’il concevait l’organisation de sa grande entreprise comme une fédération de PME.
Pour en savoir plus sur cette question, voir l’Aide mémoire Management et économie des entreprises, chapitre 6 : Entreprendre et diriger. 12ième edition, SIREY, 2018
(1) Vineet NAYAR , Les employés d’abord, les clients ensuite, Diateino Eds, 2019
(2) Max Weber , « Economie et société » T1. Ed. Pocket
(3)Robert K. Merton, Eléments de théorie et de méthode sociologique, Ed. Armand Colin, 1997
(4) Michel Crozier, Le phénomène bureaucratique, Ed. Le Seuil, 1963