Surmonter notre dépendance sanitaire

Nos médicaments sont de plus en plus importés ou produits à base de substances actives produites en Inde ou en Chine.

Comment surmonter la dépendance sanitaire en France et en Europe est une question que nous nous posons tous en nous demandant également comment notre recherche et notre production de médicaments et vaccins ont pu tomber aussi bas !

La dépendance sanitaire européenne est apparue nettement depuis une dizaine d’années

La crise sanitaire a mis en évidence de façon brutale notre dépendance en matière de matériel médical, de médicaments et de vaccins. Les pénuries de médicaments ne sont d’ailleurs pas une chose nouvelle ! (1)

Extrait du Rapport Pénuries de médicaments du Département des études et du lobby de UFC Que Choisir du 9/11/2020.
NB : C’est depuis 2012 que le signalement des ruptures de stock des médicaments d’intérêt thérapeutique majeur est obligatoire pour les laboratoires pharmaceutiques.

La mise en œuvre d’une production sous forme de concession publique ou de régie intéressée des médicaments les plus anciens et pourtant indispensables aux traitements médicaux, semble donc une solution nécessaire. Ils sont en effet négligés par les industriels de la pharmacie car ils sont moins rentables !

La France qui a été au premier rang de l’industrie pharmaceutique en Europe est passée au 4ième rang . Mais la dépendance concerne tous  les pays européens. La tour de Babel européenne  a, depuis 20 ans, laissé filer les entreprises et les savoir-faire vers l’Asie. L’Europe n’a pas investi comme elle aurait du le faire dans un domaine aussi stratégique. Ce qui est vrai de l’Europe est vrai de chacun de ses États. D’une part le marché s’est mondialisé avec une libéralisation accrue des échanges internationaux et d’autre part les industriels européens ont délocalisé leurs productions pour réduire leurs coûts de main d’œuvre et pour échapper aux normes environnementales et aussi pour avoir un accès aux nouveaux marchés de Chine et d’Inde. La doctrine néo-libérale dominante en Europe a fait le jeu des concurrents Américains et Chinois notamment. Les uns et les autres développant, pendant ce temps, des politiques volontaristes fondées sur des investissements publics massifs en R&D.

La dépendance sanitaire est le reflet de la désindustrialisation européenne et surtout française

La France avait su développer une industrie de pointe dans certains secteurs grâce à une politique volontariste initiée par le général De Gaulle : aéronautique, atome, recherche médicale, TGV, armement, etc. 

En matière sanitaire, elle s’est progressivement limitée à  rembourser « au meilleur prix » par le biais de notre système de Sécurité sociale des médicaments produits de moins en moins en France ou en Europe.

De façon générale, l’Europe toute entière s’est progressivement transformée en un grand marché qui ne produit plus grand-chose industriellement et qui a prétendu néanmoins encore se développer, souvent en s’appuyant sur la production de services !

La désindustrialisation a débuté avec la crise économique des années 70 et a été particulièrement rapide et profonde en France. Un rapport de France Stratégie publié en novembre 2020, montre que l’industrie française a été particulièrement impactée. (2)

Le nombre d’emplois industriels et la part de la valeur ajoutée industrielle dans le PIB ont été divisés par deux  en moins d’un demi siècle. L’industrie autrefois pourvoyeuse d’emplois ne représente plus que 10,3 % du total des emplois. La part de la valeur ajoutée industrielle dans la valeur ajoutée totale est tombée à 13,4 % (contre 25,5 % en Allemagne)

Extrait de France Stratégie, Les politiques industrielles en France

Ce recul  de l’industrie française dont les conséquences économiques et sociales ont été si profondes, a été  le résultat d’une logique  néo-libérale du « laisser-faire / laisser-passer ».  La France est devenue rapidement dépendante des marchés mondiaux et des importations de produits manufacturés. Plus encore, le niveau de dépendance  de la production industrielle elle-même est passé en vingt ans en France de 20 % à plus de 30 %. (3) Notre déficit du commerce extérieur en a été fortement aggravé.

Comment nos élus ont-ils pu être aussi naïfs  et oublier que notre vie quotidienne repose sur la consommation  de biens matériels, à commencer par les biens alimentaires basés sur l’agriculture. De Dominique de Villepin à Jean Marc Ayrault les réformes visant à supprimer le commissariat général au Plan se sont succédées.

Notre capacité d’oubli est énorme. Déjà en 2008, le président Sarkozy déclarait : « Je vous le dis : cette crise marquera sans doute pour l’histoire le commencement véritable du XXIe siècle, le moment où tout le monde aura compris qu’il était temps de changer, temps de donner un nouveau visage à la mondialisation, temps de construire un nouvel ordre mondial, politique, économique, social, assis sur de nouveaux principes et de nouvelles règles. »

Et plus loin « Il faut que l’Europe se prépare. Il ne faut pas qu’elle soit la variable d’ajustement du nouvel ordre mondial. Il ne faut pas qu’elle soit naïve, il ne faut pas qu’elle laisse ses entreprises à la merci de tous les prédateurs, il ne faut pas qu’elle soit la seule au monde à ne pas défendre ses intérêts, à ne pas protéger ses citoyens. Il faut que l’Europe tire les leçons de ce qui s’est passé. » (Discours du 23 octobre 2008 à Argonay – Haute Savoie)

Las, il oublia lui-même très rapidement ses propres propos pour retourner à un conformisme économique néo-libéral confortable à court terme et catastrophique à long terme.

D’une façon récurrente, il apparait de plus en plus clairement que dans notre économie de marché, la notion de rationalité limitée (4) des décideurs d’entreprise qui est un concept ancien (défini par Herbert SIMON, dès 1947), doit être étendue et généralisée pour tenir compte de toutes les externalités. Les paramètres écologiques en particulier, mais également l’intérêt général d’une nation au sens large sont ignorés par le marché et les décideurs d’entreprise. Les évolutions souhaitables à long terme dans de nombreux domaines qui ne sont pas intégrés dans la sphère économique du marché et en particulier dans le système des prix ne sont pas pris en compte dans les décisions qui sont prises. Cela pose de plus en plus problème car:

  • Nous subissons une crise environnementale grave
  • Les décideurs privés ont parfois un pouvoir considérable qui détermine durablement les évolutions sociétales. Les plus grandes entreprises ont désormais un poids économique comparable à celui de certains États.
  • Les États se sont engagés par le passé dans des accords internationaux (OMC et traités bilatéraux), juridiquement contraignants sans percevoir toutes les conséquences que cela pourrait avoir sur les équilibres économiques, sociaux et environnementaux des pays concernés.Les grandes entreprises exercent des actions de lobbying, à la limite de la légalité, qui viennent fausser les décisions au niveau national ou au niveau européen.
  • Les grandes entreprises exercent des actions de lobbying, à la limite de la légalité, qui viennent fausser les décisions au niveau national ou au niveau européen.
  • Voir aussi l’article https://xn--management-actualits-t2b.fr/pour-une-mondialisation-maitrisee/

    ainsi que l’article : https://management-actualités.fr/relocalisation-calcul-doptimisation-et-planification-incitative/

    Aujourd’hui l’idée de planifier à nouveau notre développement économique, social et environnemental a retrouvé du crédit auprès de nos décideurs.

    François Bayrou a été nommé Haut commissaire au Plan en 2020. Il s’appuiera sur France Stratégie pour remplir une mission d’éclairage et d’orientation de notre développement national, en coopération avec les autres pays de l’Union européenne.

    Il déclarait en septembre 2020 dans un discours devant le CESE (conseil économique, social et environnemental) :

    « Tous ces médicaments, d’usage vital ou primordial, que pour beaucoup d’entre eux la France et nos pays européens voisins ont inventés, nous avons découvert que leur fabrication avait été systématiquement délocalisée en Asie, en Inde par exemple, ou en Chine et pour un grand pays comme le nôtre,avec une telle tradition médicale,accepter que soit rompue la chaîne d’approvisionnement en produits aussi indispensables est proprement scandaleux.»

    Et plus loin : « Il est des domaines vitaux pour la nation, des domaines vitaux pour la société française, des domaines vitaux pour l’Union européenne, (car je ne fais pas de différence fondamentale entre les intérêts vitaux de la France et ceux de ces voisins et partenaires. Il est des domaines vitaux qui nécessitent une intervention de l’État, en tout cas une orientation et une incitation de l’État, pour que la vie économique n’en compromette pas l’existence et l’efficacité. (…) Il s’agit pour moi, dans un temps ou la dictature de l’immédiat, de l’urgence montée en épingle, des réseaux sociaux qui prennent feu, de l’actualité à tout instant brûlante, il s’agit pour moi de ré-enraciner les sujets de long terme dans le débat public, pour qu’ils soient pris en compte par les décideurs au moment de la décision et par les citoyens dans le débat démocratique.»

    Le Haut commissaire au Plan  évoque ainsi de nombreuses questions auxquelles il se donne pour mission de proposer des éléments de réponses. Notamment des questions relatives à l’indépendance de la France et/ou de l’Europe, en matière sanitaire, bien sûr mais aussi électronique et alimentaire. Autant de « productions vitales » selon lui. Et il y en a d’autres, comme l’eau potable et l’énergie qui ne doivent pas être non plus oubliées.

    L’important est aussi que les réponses que nous saurons peut-être donner soient respectueuses des équilibres écologiques. (5)

    La dépendance sanitaire se trouve renforcée par la concentration du secteur pharmaceutique

    Les grands groupes sont spécialisés dans certaines molécules et il arrive que seuls deux ou trois d’entre eux réalisent la production d’un médicament donné. Cela génère une fragilité d’approvisionnement  d’autant plus forte qu’ils spécialisent eux-mêmes leurs unités de production et que celles-ci sont souvent situées dans des pays lointains pour des raisons d’opportunités productive.  Le moindre accident de production devient source de pénurie.

    Ainsi  les plus grandes entreprises pharmaceutiques réalisent 23,1% du marché mondial et les 10 premières 41,2%.  Mais ces Big Pharma sont des machines à produire du dividende pour leurs actionnaires et elles n’ont pas l’agilité et la créativité nécessaires à la mise au point de produits nouveaux. C’est l’affaire des Start-up en biotechnologie qui sont des PMI ou au mieux des entreprises de taille intermédiaire et avec lesquelles les Grands groupes vont coopérer en prenant au besoin des participations au capital. Une façon de limiter les risques pris tout en s’assurant de rester dans la course à l’innovation pour les Big Pharma, quitte à racheter ultérieurement les start-up qui ont développé des brevets devenus prometteurs. (6)

    Mais comme toutes les start-up ne réussissent pas elles représentent un coût pour les grands groupes, coût que ceux-ci mettent en avant pour justifier des prix jugés parfois exorbitants par les médecins, usagers et organismes de Sécurité sociale. Il y a fort à parier que le lobbying de ces grands groupes auprès des médecins spécialistes qui conseillent les organismes publics  n’y est pas pour rien. 

    Or les start-up sont pour la plupart créées par des chercheurs de laboratoires de recherche financés au moins en partie par des fonds publics. De sorte que ce sont des financements publics qui permettent les innovations qui sont ensuite rachetées sous formes de brevets en même temps que la start-up qui les a mises au point (et les apporte en actifs immatériels au groupe pharmaceutique qui la rachète) et qui sont ensuite rentabilisées par une commercialisation « à prix d’or » sur le marché, au grand désavantage des organismes d’assurance maladie européens.

    A ce compte là les laboratoires risquent peu et gagnent beaucoup, même s’ils n’atteignent pas toujours le graal d’un blockbuster, tant recherché. Les exemples sont nombreux comme le montre le reportage-enquête de l’émission Théma de la chaine de télévision Arte diffusée le 26/10/2021 (intitulé Big Pharma, les labos tout puissants)

    Comment  remédier au problème de dépendance sanitaire ?

    > On évoque ici et là une relocalisation nécessaire de nombreux médicaments d’intérêt thérapeutique majeur dont les brevets  sont tombés dans le domaine public et  qui ne rapporteraient pas assez de rentabilité aux industriels, soucieux de servir des dividendes à leurs actionnaires.

    Les pouvoirs publics nationaux européens peuvent s’appuyer, pour négocier, sur leurs systèmes  de Sécurité sociale qui représentent  autant de garanties d’achats massifs pour les laboratoires.

    >Pour les médicaments anciens (dont les brevets sont tombés ou sont banalisés), la solution pourrait  être de mettre en place des productions par contrat de concession  (ou de régie intéressée) de production d’intérêt général  passés entre l’Etat ou des Régions et des entreprises industrielles non cotées.  La puissance publique participant aux investissements d’infrastructure initiaux contre un engagement  de quantité et de qualité  à un prix préalablement négocié.

    La non cotation des sociétés concessionnaires semble une garantie nécessaire afin que celles-ci ne perdent jamais de vue leur objectif de production d’intérêt général.

    >Pour les nouveaux produits de traitement pharmaceutique, un droit de préemption, créé par la loi, peut être mis en place lors de l’achat d’une start-up dont le potentiel d’innovation est prometteur. Cette préemption pourrait être exercée au prix du marché par un établissement public de santé doté du financement nécessaire (par une banque publique d’investissement comme la BPI en France). C’est ensuite cet établissement public qui serait chargé de développer l’industrialisation de l’innovation pharmaceutique en la sous traitant à une ou plusieurs sociétés pharmaceutiques. Ainsi le nouveau traitement pourra-t-il être commercialisé à un prix raisonnable, l’établissement public n’ayant pas d’actionnaires à rémunérer ni de cours de bourse à valoriser.

    > Lorsqu’un besoin particulier de santé publique apparaît comme lors d’une épidémie, la puissance publique nationale ou européenne peut investir massivement dans la recherche publique et privée contre des engagements de production géographiquement localisée, afin de sécuriser les approvisionnements à venir.

    >D’une façon générale, une planification indicative et incitative, au niveau national et/ou au niveau européen semble nécessaire afin d’anticiper les évolutions et les besoins qui en résulteront tant au niveau démographique qu’au niveau des évolutions des pathologies liées aux activités économiques, aux pollutions subies à long terme. Cette planification aurait pour but d’orienter les industriels vers certains investissements en R&D et en industrialisation ainsi que d’orienter les secteurs de la formation et de la recherche dans la bonne voie.

    Comment surmonter le coût du vaccin dans les pays en voie de développement ?

    Le monde des médicaments est complexe et discriminatoire

    Les pays en développement (PED) n’ont souvent pas les ressources nécessaires pour acheter aux laboratoires les médicaments nécessaires pour assurer la santé ou simplement la survie de leur population devant certains virus et maladies.

    Or une disposition des accords signés dans le cadre de l’OMC permet aux pays en développement (PED), en cas de  risque important de santé publique, de ne pas respecter, au moins temporairement, la propriété industrielle afin de produire les médicaments nécessaires à leur population. Il s’agit alors d’un droit d’utiliser un brevet sans demander l’autorisation du propriétaire (Laboratoire pharmaceutique) pour cause de santé publique.

    Les articles 6 et 8.1 et 8.2 des accords ADPIC (aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce) de l’OMC autorisent ainsi un pays à effectuer des importations parallèles (pour ceux qui sont trop petits pour produire eux mêmes) ou bien à faire produire sur place, sous « licence obligatoire » (c’est à dire sans accord du propriétaire) afin d’obtenir au nom de la santé publique, un médicament essentiel pour la population à un prix réduit.  Cela correspond bien au cas d’une pandémie et on peut penser que l’OMS dans le cadre de ses négociations avec les laboratoires  s’appuie sur ces disposition des accords  ADPIC afin d’obtenir des vaccins à prix réduits pour les habitants des pays non industrialisés, les laboratoires préférant toujours produire eux-mêmes à prix réduits plutôt que de voir se multiplier les génériques avant même l’écoulement des 20 ans d’exploitation de leur brevet. (7)

    Notes bibliographiques:

    Voir aussi « L’intérêt de l’entreprise est-il compatible avec l’interêt général ? » dans le chapitre 24 – L’entreprise dans la société de l’Aide mémoire Management et économie des entreprises de Gilles Bressy et Christian Konkuyt 12ième ed. SIREY

    (1) – UFC-Que Choisir, Pénuries de médicaments. Devant la responsabilité criante des laboratoires, les pouvoirs publics doivent sortir de leur complaisance, 9 novembre 2020. https://www.quechoisir.org/action-ufc-que-choisir-penuries-de-medicaments-devant-la-responsabilite-criante-des-laboratoires-les-pouvoirs-publics-doivent-sortir-de-leur-complaisance-n84943/?dl=64667

    (2) – France Stratégie, Les politiques industrielles en France, 19 novembre 2020 in https://www.strategie.gouv.fr/publications/politiques-industrielles-france-evolutions-comparaisons-internationales

    (3) – Sébastien Jean, Ariell Reshef, Gianluca Santoni, « Les chaînes de valeur mondiales à l’épreuve de la crise sanitaire », in L’économie mondiale 2021, La Découverte, 2020

    (4) – Gilles Bressy & Christian Konkuyt, Management et économie des entreprises, Aide-mémoire SIREY 12ième édition, 2018 – Chap 6 Entreprendre et diriger / Le processus de décision.

    (5) – François Bayrou, Discours de présentation de la méthode et de l’agenda de travail du Haut-commissariat au Plan au Conseil économique, social et environnemental le 22 septembre 2020

    (6) – Justin Delépine, Big Pharma ne connaît pas la crise, Alternatives économiques, 24 septembre 2020

    (7) – Claude Mfuka, Accords ADPIC et brevets pharmaceutiques : le difficile accès des pays en développement aux médicaments antisida,  Revue d’économie industrielle, n°99, 2002  https://www.persee.fr/doc/rei_0154-3229_2002_num_99_1_3023

    Auteur : GB

    Voir aussi l'Aide-mémoire "Management et économie des entreprises" 12ième édition 2018 SIREY (Groupe DALLOZ)